___
Transcription des questions-réponses autour de Constelación Vegetal avec Ghyslaine Badezet – Responsable du service culturel et pédagogique de la MEP


– Qu’est-ce que « l’imaginaire du Chthulucène» ?


Le Chthulucène est un terme proposé par Donna Haraway, développé dans son livre Vivre avec le trouble. Il s’agit d’une réponse critique au terme « Anthropocène », utilisé pour désigner l’ère géologique actuelle. Haraway remet en question cette notion, estimant que les sciences (naturelles ou sociales) « ne peuvent plus s’appuyer sur l’exceptionnalisme humain ni sur une vision égocentrée, héritée de la philosophie occidentale et de l’économie politique ».

Elle propose au contraire d’embrasser le chaos, de cohabiter avec les « monstres contemporains » d’une époque marquée par l’incertitude. Pour illustrer cette idée, elle choisit une araignée, Pimoa cthulhu, qui vit sous les troncs des forêts de séquoias du nord de la Californie. Ce nom, « cthulhu », évoque les « habitants des profondeurs, ces entités abyssales et fondamentales que l’on dit chthoniques ». Le terme puise ses racines dans le grec khthonios (« de la terre ») et khthôn (« terre »).

C’est donc un mot qui renvoie à la « fabrication de fabulations spéculatives », chères à Haraway, notamment sous forme de SF (science-fiction et science-fact) féministes. Elle s’inspire entre autres des récits d’Ursula K. Le Guin, avec ses explorations d’utopies et de mondes possibles, ainsi que d’Octavia Butler, qui interroge les dynamiques de pouvoir, de résilience et d’évolution dans des contextes futuristes souvent dystopiques.

Pour ma part, j’emploie cet imaginaire dans deux directions :
  1. Proposer une SF située. Mon projet se déploie dans un jardin botanique à Turbaco, une région des Caraïbes colombiennes, proche de Palenque, lieu profondément marqué par une histoire de résistance et de mémoire décoloniale. Être dans un « jardin botanique » nous confronte aux décombres de la colonialité et à l’héritage encore vivant de ce passé. La science-fiction s’incarne ici dans une vision des étoiles et des constellations : un dessin, un récit possible, comme les lignes de Nazca. Il faudrait peut-être y ajouter une seconde partie, dessinée sur la terre ou dans une grotte.
  2. Dessiner un ciel étoilé en relation avec le végétal, comme image d’un récit possible. Cette représentation, à mes yeux, ramène les humains à une perspective de petitesse et de finitude, mais aussi de rêve et de narration spéculative ou fantastique. Ce ciel devient un espace d’exploration où se croisent fabulation et spéculation, permettant d’imaginer d’autres récits ou de nouvelles manières de penser notre position (comme êtres terrestres / chthoniques) dans le monde.

– Que sont pour toi les
« réseaux de symbiose inattendus entre humains et non-humains » ?


Avec le Chthulucène, Donna Haraway propose la notion de sympoïèse : construire avec, faire avec, créer avec. « Rien ne se fait seul ». Cette idée s’inspire, entre autres, de la théorie endosymbiotique de Lynn Margulis.

De mon côté, je propose d’aller au-delà du simple cadre du jardin botanique, pour placer au centre les êtres végétaux et la vie qu’ils hébergent. Même si mes photographies montrent principalement le monde végétal, elles suggèrent bien plus : des systèmes, voire des écosystèmes entiers, qui contiennent d’autres formes de vie.

En plaçant au cœur d’une nouvelle cosmogonie (de science-fiction) la beauté et les capacités du règne végétal à « faire avec » nous, les chthoniens, les « humains de la Terre », je rappelle que ce sont nous qui avons besoin d’eux pour survivre — et non l’inverse. C’est cette interdépendance cruciale que je souhaite souligner.

C’est pourquoi aucun humain ni architecture n’apparaît dans mes images, même si, à y regarder de près, on peut deviner qu’il s’agit d’un jardin botanique du tropique américain.

Les réseaux de symbiose entre humains et non-humains (le monde végétal et la vie qu’il abrite) sont encore à inventer — notamment dans les grandes villes —, et c’est là que les dessins de constellations entrent en jeu.

– Quel dialogue existe-t-il entre les plantes et les étoiles ?


Depuis toujours, ce sont les humains qui observent les étoiles. Je propose de mobiliser ces étoiles et leurs constellations pour esquisser un récit, imaginé par celui ou celle qui les contemple. À travers ces tracés stellaires peuplés d’êtres végétaux, je tente peut-être d’ébaucher une autre cosmogonie naissante, où l’humain ne serait plus au centre.

Ici, le monde végétal et la vie souterraine occupent une place primordiale, indispensables dans cette symbiose qui nous engage à vivre dans un monde en déclin, sur une Terre finie, avec des humains moins centrés sur eux-mêmes, leur individualisme, et les logiques patriarcales ou économiques souvent imposées au détriment du vivant.

Je propose de nous interroger sur la manière de tisser des liens plus profonds et complexes avec le règne végétal, d’imaginer des relations entremêlées, essentielles pour repenser notre place au sein de ce réseau du vivant.